mardi 28 février 2012

Monsieur le Directeur

Cette lettre a été reçue, il y a une quinzaine de jours, par la direction d'un hebdomadaire à gros tirage. La direction l'a traitée comme une plaisanterie. Elle a cependant attiré l'attention d'un journaliste de mes amis, dont les soupçons avaient déjà dû être éveillés par la fréquentation de l'individu en question. Elle m'a été transmise par ce journaliste alors qu'il termine un minutieux travail d'enquête et de recoupements. Afin de lui conserver la primeur de son investigation qui sera publiée très prochainement, j'ai décidé de la rendre anonyme. Je suis désolé d'avoir à recourir à ce procédé, mais patience ! Chacun aura tôt-fait de mettre un nom sur ce sinistre personnage. C'est une bombe et c'est la pure vérité. Je vous la livre telle quelle.


PERSONNEL


Monsieur le Directeur de la rédaction,


Cher Monsieur,
J'ose vous écrire car c'est la dernière alternative qu'il me reste. Je vous prie de bien vouloir m'accorder quelques minutes et de prendre la peine de lire cette lettre jusqu'au bout car elle provient d'un homme qui craint pour sa vie et pour celle de la personne qu'il aime. Je suis sous la menace d'un homme qui est poussé à l'extrême limite. Je m'appelle D____ B_____. J'ai soixante-deux ans aujourd'hui et je tremble car une ombre de mort plane sur moi et ma famille.
Je ne peux hélas pas me permettre d'aller voir la police étant entré illégalement dans ce beau pays qu'est la France, voilà plus de trente ans. Je sais comment là-bas, à peine apprendrait-on ma condition qu'on ne m'écouterait plus et qu'on me mettrait en cage comme un animal.
Tout a commencé alors que j'étais encore dans mon pays d'origine. J'avais eu quelques contacts avec un Français qui n'était alors que journaliste. Nous avions fait connaissance car nous étions tous deux membres de mouvements militant pour l'égalité des peuples, où qu'ils se trouvent dans le monde. Nos idéaux nous avaient alors rapprochés.
À l'âge de vingt-huit ans, j'ai dû fuir mon pays que j'aimais tant, y abandonner tous ceux qui comptaient pour moi, ma jeune épouse, tout ce que j'avais construit, tout ce que je possédais. Je suis venu en France car il n'était plus possible de vivre dans mon pays pour quelqu'un qui croyait encore en la liberté d'expression et qui refusait de plier face à un régime plus qu'autoritaire.
Le Français que j'avais connu m'avait laissé son adresse à Paris. C'était un ami et je ne connaissais personne d'autre. Il m'a accueilli chez lui à bras ouverts. Bien que j'en ai fait la demande, je n'ai pas pu bénéficier de l'asile politique en France. L'homme, qui en avait les moyens, m'a alors proposé de m'héberger dans l'un des appartements qu'il possédait dans la capitale.
Ainsi installé, je m'ennuyais terriblement. Je n'osais pas sortir. M'en empêchait la crainte de tomber sur la police française ou même sur un des agents de mon gouvernement qui se déplaçaient alors librement en France. Reclus, je me plongeai dans l'introspection. Je pris finalement le parti de consacrer mon oisiveté à l'une de mes passions de jeunesse. Je pris du papier et j'écrivis. Si je ne voulais pas devenir fou, le flot de mes pensées devait impérativement trouver un exutoire. Je laissais mon imagination courir et je rédigeais alors divers textes, reprenant également de vieux essais que j'avais gardés avec moi. Durant cette période, je rédigeais également un certain nombre de nouvelles, puis des textes de plus en plus longs.
J'avais une parfaite confiance dans cet homme. Je me suis alors permis de lui montrer ces textes de ma composition, seules choses qui me rattachaient encore au monde des vivants. Pris d'un soudain élan, comme celui du père qui rejette et abandonne l'enfant qu'il n'assume pas, je lui dis de but en blanc que ces textes étaient à lui s'il les trouvait intéressants et que ce serait ma modeste façon de le remercier. Je devais après tout à cet homme ma sûreté d'alors. Il me répondit que ce n'était pas la peine, me considérant, je m'en rends compte aujourd'hui, avec condescendance, mais cela ne l'empêcha pas de les emporter malgré tout avec lui.
Deux jours plus tard, il revint me voir. Il venait à peine de terminer leur lecture. Il feignit d'abord de vouloir parler de choses et d'autres, me demandant si j'avais des nouvelles des miens, comment je me trouvais dans l'appartement, puis il en vint au fait de sa visite. Il voulait confirmer ce que je lui avais dit, s'assurer que j'étais réellement prêt à les lui donner, à faire comme s'ils étaient siens. Je lui en ai donné l'assurance. Ce qui m'intéressait était de le remercier et j'étais bien pauvre. Il me félicita pour mes textes et il commença à émettre l'idée que si j'en avais d'autres ou que si j'en composais de nouveaux, il serait prêt sans discuter, à me les acheter à un bon prix, argent qui pourrait me permettre de faciliter la venue de ma chère épouse auprès de moi.
Ces textes n'étaient qu'un passe-temps, ils n'avaient pas de réelle importance à mes yeux. Ce qui m'importait était de pouvoir faire venir en France ma femme que je n'avais pas vue depuis plus d'un an. La renommée ne m'intéressait pas davantage. Et qui se serait intéressé aux textes d'un inconnu, qui plus est d'un clandestin ? Je finis de le rassurer en lui disant que ces textes finiraient leur vie dans un tiroir si un homme déjà connu comme lui n'acceptait pas d'en faire quelque chose.
Etant entré illégalement sur le territoire, je risquais beaucoup si jamais j'étais pris. Je n'avais donc que peu de contacts avec l'extérieur. Mon ami français avait un employé qui s'occupait de mes repas. Je ne sortais que rarement. C'est à peine si je m'aventurais pour une promenade dans le quartier, et toujours en rasant les murs.
De mes textes, il fit bon usage. Il réussit à les faire publier sous son nom. Journaliste ayant déjà les faveurs des médias, il n'eut aucun mal à attirer l'attention sur des écrits qu'il présenta comme siens. Ce fut un grand succès aussi bien auprès de la critique que du public. Le premier d'une longue série pour lui qui est à présent reconnu comme un grand écrivain et penseur français. Cet homme, Monsieur le Directeur, vous le connaissez personnellement. Vous le côtoyez tous les jours. Il est peut-être même votre ami. Vous devez sûrement à ce stade vous doutez de qui je veux parler. C'est la lamentable, la pitoyable vérité de cet homme aimé, respecté, admiré sur lequel je m'apprête à jeter l'opprobre. Vous me jugerez mal, vous penserez que j'y prends du plaisir. Peut-être. Mais c'est celui de l'esclave qui brise ses chaînes.
Vous me prendrez, Monsieur, sûrement pour un fou ou un illuminé. Tant pis. J'ai ma conscience pour moi. Malheureusement, ce que vous suspectez n'est que la triste réalité de ma condition d'otage, de forçat. Je dois dire la vérité, je dois la crier s'il le faut. Je ne peux plus me taire. Je suis, moi et moi seul, le véritable auteur de tous les romans et essais de Monsieur _________. Je peux le prouver de manière formelle et il est temps pour moi de faire éclater la vérité.
Comme je l'ai déjà évoqué, cet odieux contrat a commencé il y a des années de cela. Cet homme n'a jamais été capable d'inventer la moindre œuvre de fiction. Après un premier succès, il m'a demandé de continuer à écrire pour lui. Je l'ai fait. Comprenez-moi, je voulais seulement vivre en paix et oublier les sinistres moments que j'avais vécu dans mon pays. Je restais ouvert au monde par mes lectures, par la télévision, mais sans sortir de chez moi. Mon imaginaire ne s'en trouvait que plus développé. J'écrivis un deuxième roman pour lui. Ce fut encore un succès, d'ailleurs récompensé par le prix fémina. Grâce à son argent, et aussi à son aide, je parvins à faire venir ma femme en France. Cela faisait quatre ans que je ne l'avais pas vue. Nous vivions tranquillement dans l'appartement de Monsieur _______. Ma femme et moi étions tout l'un pour l'autre et nous n'aspirions qu'à la paix et à la tranquillité.
J'ai mené encore cette vie pendant près de dix années. Nous avions quelques amis, réfugiés comme nous. Nos jours s'écoulaient simplement. Nous vivions dans une relative quiétude et, mis à part une irritation palpable et quelques mots lorsque j'avais du retard dans le travail qu'il me demandait, votre Monsieur _______ m'a toujours relativement bien traité. Seulement voilà, d'ami, j'avais pris conscience d'être devenu l'un de ses employés.
Malgré cette sensation désagréable, j'avais un toit, de quoi me nourrir moi et mon épouse, nous ne craignions pas pour nos vies et en comparaison de ce que nous avions pu vivre par le passé, cela nous apparaissait une vie très confortable. En dépit de ce fait, voilà deux ans s'est produit un événement qui m'a ouvert les yeux.
Il faut bien me comprendre, Monsieur, ma femme et moi nous estimions chanceux d'être en vie, d'être ensemble, de pouvoir simplement vivre, mais pendant toutes ces années, le succès et la renommée de cet homme n'avaient fait que croître alors que le revenu qu'il m'octroyait, lui, n'avait jamais évolué. Ses exigences, elles aussi, étaient allées croissantes. Il me sommait de lui fournir un travail sans cesse plus important. Je n'écrivais jamais assez, je n'allais pas assez vite. Il en fallait toujours plus, plus vite alors que lui-même était incapable d'aligner trois lignes correctement. J'appris plus tard que sa fortune avait peu à peu fondu et qu'à présent, il abusait des larges avances que lui octroyait son éditeur, menant toujours grand train. Pour assumer sa vie dispendieuse, il devait non seulement publier un roman par an mais encore écrire de nombreux articles et scénarii en parallèle.
Un jour qu'il était de passage chez moi, je lui fis la requête d'être plus justement rétribué pour le succès que je lui avais offert. Je n'omis pas de lui rappeler ce qu'il me devait. Il se mit alors dans une colère noire. Il porta la main sur moi, me giflant et me frappant. Ce n'est que lorsque je fus au sol que ses coups cessèrent. Il me traita d'ingrat, lui qui m'avait sauvé la vie, m'avait abrité. Il me hurla qu'il aurait bien voulu voir comment j'aurais fini, sans lui, dans mon pays, me jetant au visage les fosses communes que tout le monde avait vu aux journaux télévisés. Toujours en rage, il sortit de l'appartement sous le regard apeuré de mon épouse, témoin de la scène. Il revint me trouver deux jours plus tard, penaud et honteux pour se confondre en plates excuses. Je lui affirmais que ce n'était rien et il augmenta un peu la somme qu'il me versait chaque mois, mais au fond de moi, la tristesse et la colère s'affrontaient.
Cet événement m'avait ouvert les yeux sur la nature de cet homme. J'avais été complètement dépendant de lui, mais je réalisais à quel point il l'était vis-à-vis de moi. Cet homme n'avait rien de charitable et s'il m'avait d'abord aidé par conviction, il y avait trop longtemps qu'il se servait de moi. Dans ma position, je ne pouvais hélas rien tenter pour le moment. Si je me montrais au grand jour, je risquais l'expulsion et au surplus d'être pris pour un fou. Il était français, il était écrivain, il était célèbre, reconnu et admiré alors que moi, je n'étais rien pour ce pays, ni pour personne.
Une chose me permettait cependant de garder espoir en l'avenir. J'avais le temps. Même si cela devait me prendre dix ans, je devais continuer à jouer son jeu et réunir assez d'éléments afin de prouver au monde à quel point l'âme de cet homme est noire. J'écrivis en parallèle ma biographie, pour que quoi qu'il arrive, les choses qui me sont arrivées ne tombent pas dans l'oubli. Le fait que j'habite chez cet homme, bien qu'un indice indirect, était l'un des éléments de l'écheveau de preuves que je constituais contre lui. Je réussis même à le piéger en l'enregistrant à plusieurs reprises où il parlait sans vergogne de l'odieux contrat qui nous unissait. Au prix de nombreux efforts pour éteindre sa suspicion, je réussis également à obtenir des écrits de sa main où il en faisait mention.
Il y a quelques mois est enfin venu le moment où j'estimais avoir réuni assez d'éléments pour pouvoir le confondre complètement. Même si après plus de vingt-cinq ans, je reste un hors-la-loi dans ce pays, je ne suis pas pour autant un homme qui aime le scandale. Aussi, j'ai laissé une chance à cet homme de me rendre ma liberté. Je ne lui réclamais que le strict nécessaire pour refaire ma vie dans un autre pays où je pourrais vivre au grand jour comme tout le monde.
J'ai donc pris rendez-vous avec _________ pour lui dire que ce petit jeu n'avait que trop duré et que je me sentais dégagé de toute obligation envers lui. Je lui annonçais néanmoins que j'étais prêt à garder le silence s'il consentait à satisfaire ma dernière requête. La chose la plus raisonnable pour lui eut été d'accepter et d'en rester là. Je savais déjà depuis longtemps qu'il n'avait rien d'un homme raisonnable. Je m'attendais à ce qu'il se mette en colère mais il n'en fit rien. Il resta un moment silencieux où j'eus peur qu'il se jette sur moi, mais il se contenta de dire qu'il devait y réfléchir. Cette réaction me parut peu naturelle, surtout venant de cet homme, aussi, par pure précaution, je demandais à un de mes compatriotes avec qui je m'étais lié en France, de changer les serrures de l'appartement que j'occupe. À raison. Au cours de la nuit suivante, je fus réveillé par des bruits sourds en provenance de l'entrée. Quelqu'un essayait de s'introduire chez moi et n'y parvenant pas, frappait à la porte, visiblement avec un objet lourd. Cette personne ne fut mise en fuite que par l'arrivé impromptue d'un voisin dont j'entendis les cris interloqués.
Il m'arrive de plus en plus de recevoir des coups de téléphone anonymes. Ma femme, elle-même a fait l'objet de menaces. J'ai été la victime d'intimidations diverses de la part d'inconnus. L'autre jour, en rentrant chez moi, une voiture a manqué de m'écraser alors que je traversais la rue. Je sais ce qui est et je ne suis pas un de ces fous paranoïaques. Je sais que c'est cet homme qui est derrière tout cela. Il a les moyens et assez à perdre dans cette histoire pour vouloir aller jusqu'aux plus extrêmes limites. Il espère m'intimider et me faire rentrer dans le rang par la peur, comme on a essayé autrefois dans mon pays ou comme il l'a fait lui-même par le passé. J'ai quitté mon pays à cause de cela et même si, par le passé, j'ai cédé devant cet homme, il n'en est plus question aujourd'hui.
Monsieur le Directeur, je vous demande un rendez-vous. Je tiens à ce que nous nous rencontrions et je vous montrerai alors toutes les preuves irréfutables que j'ai accumulé au fil des ans. Je sais que vous êtes un homme très occupé, mais veuillez, Monsieur avoir l'obligeance de me rencontrer. Il en va de la vie d'un homme innocent et de la femme qu'il aime. Si je ne réussis pas à vous convaincre, vous n'entendrez plus jamais parler de moi, mais je vous supplie de m'accorder le bénéfice du doute et de me contacter au ________.

Votre bien dévoué serviteur,

D______ B_______



Mon ami journaliste a tout tenté pour joindre cet homme, mais ce dernier n'a plus donné signe de vie. Il a retrouvé l'adresse à laquelle il vivait. À son arrivée, l'appartement était entièrement vide et la porte avait été fracturée. Son voisin de palier était absent lorsque c'est arrivé, mais d'autres habitants de l'immeuble ont fait état de bruits suspects dans la nuit de jeudi à vendredi dernier. Ils ont dit avoir entendu des cris et du mobilier que l'on déplaçait. L'événement a duré trop peu de temps pour les alerter pleinement, vu leur âge et l'heure avancée à laquelle il s'est produit.
Malheureusement, il y a toutes les raisons de croire que l'auteur de la lettre a été la victime de l'odieux personnage qu'il accuse.
Mais l'espoir que justice soit faite est bien réel. Au terme de son enquête, mon ami a réussi à obtenir d'un proche de l'auteur les preuves formelles de la véracité de cette histoire. Ce pauvre homme sera bientôt vengé. La vérité éclatera et cet assassin aujourd'hui encore admiré de tous ne pourra bientôt plus tromper personne.