samedi 9 juin 2012

La triste histoire de l'homme Ballon de Baudruche - Chapitre III



III

Plus tôt dans la soirée, lorsque sur le trottoir, il avait vu son créateur disparaître dans un taxi qui démarrait en trombe, le petit homme fait de ballons de baudruche s'était senti comme instantanément plongé dans un bain d'eau glacé. La pluie fouettait son visage, mais il n'y prêtait pas attention. Son créateur, son seul lien avec le monde, venait de l'abandonner, de fuir le plus rapidement possible à sa simple vue.
Désemparé, abattu, il s'était laissé tomber sur le trottoir, adossé contre le mur du cabaret. Cela faisait à peine quelques minutes qu'il était de ce monde et les choses n'avaient pas commencé sous les meilleurs auspices pour lui.
Il n'était pas encore très endurant, il avait besoin de repos. Ses membres lui faisaient déjà moins mal. Sa vue, tout à l'heure brouillée, était devenue plus nette. La douleur de l'éveil s'estompait à mesure que celle de l'abandon progressait.
Le vieux gardien du cabaret sortit de sa loge. Cela faisait un moment qu'il observait le petit homme. Il ne pouvait le laisser là, mais il ne pouvait non plus se résoudre à le chasser. Il était embarrassé, ne sachant trop que faire, mais il prit tout de même la pauvre créature en pitié. Il alla chercher dans sa loge un verre de lait et un morceau de brioche qu'il tendit au petit être.
Cette sensation était nouvelle pour lui, mais ce premier repas lui fit du bien. Le vieux gardien se voulait rassurant.
- T'en fais pas va, mon gars. Ça va aller. C'est sûr c'est pas facile, mais tu sais, moi, mon vieux, je l'ai jamais connu. Alors j'me dis, vaut ptêt mieux ça que rien. – Il s'interrompit un instant, pensif. – Ou alors ptêt pas.
Encore dans ses pensées, il disparut dans sa loge. L'homme ballon de baudruche termina son repas. Le gardien revint quelques minutes plus tard et lui tendit une couverture ainsi qu'un morceau de papier.
- Allez tiens, va, et maintenant fiche le camp. C'est l'adresse du vieux Hermann. T'as l'air d'être un bon petit gars, mais tu peux pas rester là. Je peux pas faire plus pour toi.
Le petit homme ballon de baudruche se releva. Il remercia le gardien d'une petite voix encore faible et se mit en quête du logis de son créateur. Quelqu'un eut la gentillesse de lui faire l'aumône d'un ticket de métropolitain. Emmitouflé dans la vieille couverture, il passait aisément pour un jeune mendiant ; il put ainsi se rendre chez Hermann, ravagé, qui avait déjà bu une bouteille entière de Schnaps.

Après son entrevue avec son père, n'ayant nulle part où aller, l'homme ballon de baudruche retrouva quelques heures plus tard le cabaret, le seul lieu qu'il connaissait, celui de sa naissance. La nuit était bien avancée et tout était fermé. Plus trace de quiconque. Quel idiot il avait été de croire que quelqu'un l'aurait attendu ici. Il se traîna jusqu'à une impasse qui jouxtait le cabaret et se laissa tomber sur un tas de carton entreposés entre la sortie de secours et une benne à ordures.
Son père venait de le renier. Il était absolument seul, sans aucun appui ou soutien en ce bas monde. Il se laissa aller à la tristesse et des larmes coulèrent sur ses joues de caoutchouc. De vieux journaux en guise d'oreiller, la vielle couverture mitée du gardien pour seule source de chaleur, il s'endormit, trop épuisé pour que sa tristesse le maintienne éveillé.
Les sirènes de police le tirèrent de son sommeil. Malgré le froid, ce repos lui avait été profitable. La blessure était encore vive, mais il ne comptait plus se laisser abattre. Son père l'avait abandonné, il n'avait personne sur qui compter et bien tant pis ! Il s'était réveillé emplit d'une force et d'une résolution jusque-là inconnues. Il s'en sortirait coûte que coûte. Il n'avait pas demandé à être ici et ce ne serait pas sa petite enfance malheureuse qui conditionnerait le reste de sa vie. Il voulait devenir quelqu'un et il ferait tout pour y parvenir. Peut-être à ce moment-là, son père pourrait-il le regarder en face et l'accepter auprès de lui. Mais pour être quelqu'un, encore fallait-il avoir un nom, et lui n'en avait même pas. Il refusa de céder à l'abattement. Une bourrasque fit s'envoler une feuille de vieux journal que le vent maintint collée à son visage. Il s'en saisit. À la lueur du réverbère, il distingua une photo illustrant un article. Elle représentait un homme barbu au regard fier et décidé. Il portait un drôle de couvre-chef qui amusa l'homme ballon de baudruche. La légende de la photo indiquait son nom : Ernesto Che Guevara. L'homme ballon de baudruche n'avait pas la moindre idée de qui il pouvait être, mais il trouva que le prénom d'Ernesto avait une certaine classe. Si personne ne lui avait donné de nom, il fallait qu'il s'en choisisse un lui-même ! Et à partir de cet instant, on l'appellerait Ernesto Ballon de Baudruche.

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