mardi 8 mai 2012

La triste histoire de l'homme ballon de baudruche, Ou le Prométhée Postmoderne - Chapitre I


I



Herr Clowni. Tel était le nom de scène d'Hermann Farben qui, même au sein des parias, faisait figure d'anonyme. Cuisinier de troupe de la Wermacht à Paris pendant la majeure partie de la Seconde guerre mondiale, il décida d'y poser sa valise en carton une fois la paix revenue. Sans famille ni amis, il se présenta aux seules connaissances qu'il avait gardé, mais toutes ne lui offrirent qu'une porte close.
 Seul dans l'énorme ville, il dut faire face à la misère et au mépris. Il avait traversé la guerre sans tirer un seul coup de feu, mais peut-être méritait-il les années de déchéance qu'il connut dans le Paris du début des trente glorieuses. Il était passé par une multitude de petits emplois où on ne l'accepta jamais bien longtemps. De livreur à balayeur en passant par surveillant de square, il avait fait tous les métiers imaginables.
À la fin des années soixante, la cinquantaine avancée, il était sur le point de recourir à la mendicité lorsqu'au cours d'une promenade, sur l'étal d'un bouquiniste, il tomba sur un livre étrange. L'air triste du clown qui ornait la couverture attira tout de suite son regard. Cet ouvrage était un manuel très détaillé, écrit juste avant sa mort par l'illustre et terrible Mandracus, le célèbre illusionniste. Il y décrivait en détail et exposait toutes ses techniques, tous les secrets les plus sombres que des années d'expériences lui avaient fait acquérir dans l'art occulte de réaliser diverses formes et assemblages au moyen de ballons de baudruche. La couverture avait sans doute du être rajoutée dans l'espoir d'attirer l'hypothétique lecteur vers cet obscur ouvrage. L'éditeur, totalement inconnu, avait depuis longtemps disparu sans laisser de traces.
Le bouquiniste le vendait cinq francs, mais il fut ravi qu'un gogo le débarrasse de cette raclure de fond de tiroir pour deux francs cinquante. Au contraire, Hermann y vit un signe du destin et sa dernière planche de salut. En rentrant tard le soir de son travail de poinçonneur, il se plongeait avidement dans la lecture de cet ouvrage. De plus en plus intéressé, il prit sur son maigre salaire pour acheter le précieux matériel nécessaire à son entraînement. Le manuel, fort de plus de trois cents pages était aussi complet que complexe. Au bout de six mois, il n'en était arrivé qu'à la moitié, mais il était déjà capable de réaliser à la perfection toutes sortes d'animaux en ballons de baudruches. Du chat au lapin, en passant par la girafe, la basse cour en caoutchouc n'avait plus de secret pour lui. Il se sentait prêt.
Hermann se souvenait avec émotion de son enfance à Hambourg et de ses parents qui l'emmenaient au cirque. Il se rappelait les dresseurs, les éléphants, les fauves, mais par-dessus tout, il adorait les clowns. Il avait gardé cette passion et la seule récréation qu'il s'autorisait sur son maigre revenu, sacrifiant ainsi un jour de viande, était d'aller une fois par an voir le cirque Pinder lorsqu'il passait à Paris. Une fois prise sa résolution de se lancer dans l'arène, il se rendit donc dans un magasin de costume, acheta du maquillage, un habit, de grandes chaussures et un nez rouge. Dès que son jour de congé arriva, il prit son costume et son matériel et se dirigea vers Notre Dame. Sur la grand place, devant le parvis, il s'assit sur un banc et appliqua avec soin le maquillage blanc sur son visage à l'aide d'un petit miroir. Il était nerveux. Une fois le rouge appliqué sur ses lèvres, sa perruque rousse frisée et son faux nez installés, un plot en guise d'estrade, il se mit à gonfler ses ballons de baudruches. Il commença de manière classique par un lapin qui se tenait assis sur ses pattes antérieures. Déjà, un ou deux curieux s'étaient arrêtés pour le regarder à l'ouvrage. Il soufflait, gonflait, agitait, tordait, pliait, liait dans ce bruit de caoutchouc si caractéristique, ni tout à fait un chuintement, pas vraiment un crissement mais quelque chose entre les deux, qui formait presque une musique.
Le résultat fut à la hauteur. Le lapin était saisissant de réalisme. On distinguait parfaitement ses pattes, les noisettes de ses yeux, ses grandes oreilles, ses deux incisives proéminentes et même ses moustaches. Les badauds ne purent retenir leurs cris d'admiration. Ils étaient une quinzaine et laissèrent tous une pièce ou deux devant le clown. Hermann avait du mal à cacher sa joie. Il offrit le lapin au plus généreux de ses spectateurs et embraya avec un cheval. Cette fois-ci, sa création fut accueillie par des applaudissements. On distinguait même la crinière du cheval et ses sabots ! Les spectateurs, conquis, n'hésitèrent pas à demander à Hermann de nouveaux tours et le pressèrent d'accomplir un nouveau miracle. Il les contenta tous jusqu'à ce qu'il n'ait plus une seule baudruche à gonfler. Ils partirent un peu déçus en le félicitant tout de même chaleureusement pour le spectacle.
Hermann n'arrivait pas à y croire : personne ne lui avait craché dessus aujourd'hui, personne ne l'avait bousculé, ni frappé. Au contraire, on appréciait son travail ! On le reconnaissait ! Il ne put retenir ses larmes. Pour la première fois, pas de méfiance, on ne se moquait pas de lui et on ne le rejetait pas. On lui donnait même de l'argent ! Il fit le compte de la générosité des passants et il constata avec étonnement qu'on lui avait donné la moitié de ce qu'il avait touché lors de sa paye du mois précédent. Hermann se prenait à rêver. Il allait devenir un artiste ! Les gens viendraient le voir et l'acclameraient ! Peut-être pourrait-il même un jour se produire dans un cabaret ! L'avenir qui avait été si sombre pendant toutes ces années commençait à s'éclaircir et pour la première fois, Hermann se risquait même à faire des projets d'avenir.
Il revint la semaine suivante armé d'un stock de ballons de baudruches plus important encore. Entre temps, il avait poursuivi l'étude de l'ouvrage de l'illustre et terrible Mandracus. Il en avait tiré de nouveaux tours qu'il avait hâte de tester sur son public. Très vite, les gens s'agglutinèrent autour de lui et il attira une foule encore plus nombreuse. Les enfants étaient heureux, les parents sous le charme. À la fin de la journée, certains badauds, ne se contentant plus de petite monnaie, avaient même laissé quelques billets ! Les enfants, faciles à contenter demandaient principalement des animaux, mais certains demandaient des personnages de bandes dessinées.
Il savait qu'il risquait d'avoir de gros ennuis. On ne plaisante pas impunément avec la famille Hergé et il le savait. Le dernier dessinateur de rue qui s'y était risqué avait été retrouvé au fond de la Seine, les pieds lestés de quelques parpaings. Mais par amour de son art, Hermann n'hésitait pas à braver tous les dangers et il réalisait parfois, à la demande expresse de son public, un buste de capitaine Haddock en ballons de baudruches dans le plus pur style du dessinateur belge. Grâce à la grande variété des couleurs de ballons et aux techniques occultes du terrible Mandracus, il avait réussi à reproduire l'ancre dessinée sur le pull-over du capitaine ainsi que sa pipe qui émettait parfois de la fumée par un astucieux jeu de chambre à air et l'utilisation savante de talc. La foule était littéralement subjuguée. Un riche Américain était prêt à lui donner mille francs pour son capitaine Haddock, mais devant les larmes du petit garçon à qui il l'avait promis, il refusa l'offre. L'argent rentrait. Il investissait pour améliorer ses spectacles, il avait acheté du maquillage de meilleure qualité ainsi qu'une pompe afin d'économiser son souffle et de réaliser plus vite ses œuvres.
Il s'attira encore la sympathie du public un jour qu'il confectionna un fauteuil avec accoudoir qui avait presque l'apparence du cuir pour une vieille dame de l'audience qui avait les jambes chancelantes. On l'aurait cru installée dans un véritable fauteuil club. Le succès était complet. Au bout de quelques mois, il décida carrément de laisser son travail ingrat et de se consacrer uniquement au perfectionnement de son art. La générosité de ses spectateurs lui permit même de se rapprocher du centre ville et de louer une coquette chambre non loin du cimetière du Montparnasse.
Un jour, alors qu'il renouvelait encore ses exploits devant une foule médusée, il fut abordé à la fin de son spectacle par un homme qui l'avait observé tout du long, se tenant derrières les badauds habituels avec lesquels il ne se confondait pas. Il se nommait Edmond Bachelard et était le propriétaire des folies du cheval, un prestigieux cabaret des grands boulevards. Dans un grand sourire, dévoilant des couronnes en or comme Heraman en avait toujours rêvé, il lui dit qu'il tenait absolument à ce que Herr Clowny se produise dans son établissement. S'il était d'accord, le contrat était prêt et ils pouvaient le signer dans la demi-heure suivante. Hermman ne touchait plus terre. La consécration. Finalement ! Il avait du mal à croire qu'une telle chance put s'offrir à lui après toutes ces années de misère et d'errance.

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