mardi 31 mai 2011

La fin du monde

   J'avoue, avec le recul, que c'est avec une certaine satisfaction que j'ai appris que la fin du monde allait survenir.
   Notre planète, notre système solaire, va être englouti par un ogre cosmique. Cosmique, voilà un joli mot que l'on n'emploie presque plus, à tort, depuis la fin des années soixante-dix. Mais je digresse. En même temps, puisque tout sera englouti et que vraisemblablement, personne ne lira jamais ma prose, pourquoi m'embarrasser de la moindre considération quant à sa qualité ou son harmonie ?
   Voilà, disais-je, un peu plus d'un an que les scientifiques ont détecté un trou noir qui, par un jeu de billard intergalactique s'est vu propulsé par l'un de ses congénères sur la trajectoire de notre système solaire. Notre planète, a autant de chances de s'en tirer qu'un hérisson déjà écrasé sur une autoroute.
   La fin est prévue pour dans quelques mois mais je dois le dire, avec des larmes de bonheur dans les yeux, quelle année avons-nous passé ! Mes enfants ! Ça se fut du spectacle !
   Voilà pourquoi je ne suis pas triste, ni n'ai peur, moi qui ai pourtant toujours eu peur de la mort. Je crois qu'en fait, c'était l'idée de partir seul qui m'impressionnait, mais là, partir à huit milliard tous ensemble, c'est juste génial ! Je vais partir, mais sans aucun regrets tant ces derniers mois eurent plus de saveur que les quarante années précédentes.
   Il faut bien comprendre que cette révélation d'une fin aussi globale qu'inéluctable a été un choc terrible pour l'humanité. En effet, c'est seulement à ce moment-là que tout le monde a compris ce que, en toute modestie, j'avais compris alors que je n'étais encore qu'un adolescent : rien n'a de sens. Absolument rien, dans nos vies, dans l'existence en général, n'a de sens. La simple mise à égalité de tout le monde devant le néant inéluctable qui est devant nous a fait prendre conscience à toute l'humanité en même temps de cette vérité fondamentale. La grande comédie absurde du monde était finalement révélée à tous dans sa réalité crue. On ne pouvait plus décemment faire semblant d'y croire.
   Vous me direz, et avec raison, que de l'écrire est aussi inutile que tout le reste puisque tout sera annihilé dans moins de six mois, mais, que voulez-vous, les mauvaises habitudes ont la vie dure.
   Évidemment, les réactions de mes congénères à cette nouvelle furent très variées. Et je dois dire que ce qui fut vraiment amusant pendant l'année qui vient de s'écouler, c'est d'avoir pu les observer à loisir. J'ajoute, non sans reconnaissance, que certains ont réussi à me surprendre.
   Il y a d'abord eu les idiots, ceux qui n'ont pas voulu voir la vérité en face. Ceux-là ont, soit purement et simplement nié la réalité, soit, en dépit du bon sens, se sont convaincus que nous survivront à ce cataclysme, même si un raisonnement élémentaire impose définitivement le contraire. Cette catégorie continue tant bien que mal à essayer de donner le change, continuant leurs vies comme si rien n'allait se passer.
   Les gens qui ne vivaient que pour leur travail se sont divisés en deux catégories. Les premiers, les moins aveugles, se sont rendu compte à cette occasion de l'inutilité flagrante de leur existence, ils se sont alors arrêté de travailler, mais le travail étant toute leur vie, ils ne trouvèrent plus aucune raison de continuer à vivre. Prétextant la peur d'une mort inconnue, ils préférèrent dans l'ensemble embrasser une mort choisie.
   Les seconds, les plus nobles, parfois les plus aveugles, continuèrent leur travail à l'annonce de la fin du monde, persuadés de son utilité pour l'humanité, empreints du sens du devoir, ils sont prêts à le mener jusqu'à ce que le dernier homme expire. Le plus étonnant est que contrairement à ce que l'on pourrait penser, on trouve parmi ces gens, aussi bien des médecins que des assureurs ou des décorateurs d'intérieurs. Ces derniers doivent sûrement encore être à leur poste à l'heure qu'il est, rejoignant en cela la première catégorie abordée.
   Ensuite, il faut le dire, une grande partie des gens se laissèrent aller à la si tentante et naturelle débauche. L'humanité, en grande partie, s'est transformée en une succursale décadente de palais romain et moi-même, je ne peux nier d'y avoir pris positivement une certaine part.
   Enfin, chose étonnante, à cette annonce, une grande partie des hommes décida de se lancer dans la guerre. Voilà qui ne manqua pas de m'étonner. Quoi de plus incongru que de se faire la guerre deux ans avant la fin du monde ? Je ne parvenais pas à comprendre la motivation de ce geste si absurde, moi qui pensait qu'au contraire, la fin programmée de l'humanité entraînerait plutôt les gens à se rapprocher (mais c'est vrai que je fais partie des débauchés). Donc, une grande communauté d'hommes, de tous les pays, de tous les horizons se jeta dans la guerre. Peut-être voulaient-ils griller au trou noir la politesse de tuer leurs ennemis. Mais de quels ennemis peut-on décemment parler quand des gens de confessions, de langues, d'idées opposées s'unissent pour massacrer un ennemi tout aussi hétérogène ? Non, ce que tous ces gens voulaient au fond, c'est une bonne vieille guerre, à l'ancienne. La camaraderie, la fraternité face à l'ennemi, quel qu'il soit, les nuits à la belle étoile, voilà ce qu'ils voulaient retrouver. Avec la destruction programmée de la planète, la guerre montrait enfin son vrai visage de douceur romantique.
   Cette guerre, qui fait encore rage dans une partie du monde, est menée pour rien, pour personne, pour aucune idée en particulier, ni même en général, si ce n'est pour faire la guerre. Toute cette communauté belliqueuse a pris le prétexte d'un petit conflit local et est venue grossir au hasard les rangs des belligérants originels. Ceux-ci, entre temps, ayant d'ailleurs pour beaucoup préféré abandonner les armes pour la débauche.
   Heureusement pour les belligérants, même si les usines furent majoritairement désertées par leurs ouvriers (enfin sauf par ceux de la première catégorie évoquée plus haut), les stocks d'armes auraient même suffi à guerroyer pendant dix années entières. Ce conflit est une guerre de volontaires, presque de gentlemen, aucun camp ne souhaitant vraiment gagner et à part l'artillerie utilisée par amour des tranchées, les avions sont boudés, les armes de destructions massives snobées et même lorsque après une série de victoire, l'un des camps semblait sur le point de l'emporter, c'est une partie de l'armée victorieuse qui s'en alla rejoindre le camp d'en face afin de rééquilibrer les choses et de pouvoir continuer le massacre jusqu'à la fin.
   Que de bouleversements depuis cette annonce ! Devant cette fin aussi proche qu'inéluctable, les familles se déchirèrent, les parents vidèrent dans la rue les affaires de leurs enfants, les enfants cessèrent de s'occuper de leurs vieux parents qui eux-mêmes ne dépensèrent leurs dernières économies que dans des caprices. L'égoïsme et l'hédonisme étaient devenus rois, plus personne ne parvenait à penser à autre chose qu'à son plaisir immédiat et ne souffrait d'interaction avec les autres que dans le but de satisfaire ce principe premier. Voilà qui fut un grand bouleversement pour nos sociétés. A moins que ce phénomène soit apparu bien avant l'annonce de la catastrophe, ma mémoire me fait quelque peu défaut après ces mois de débauche.
   Pour ma part, je suis arrivé avec quelques compagnonnes de fortune sur une petite île de l'océan pacifique. Là, nous coulons des jours heureux, avec peu d'efforts, nous nous sustentons de ce que nous offrent les arbres et nous prenons ce que la mer nous offre. Il ne reste que peu de temps, alors nous essayons d'en profiter jusqu'au bout en attendant que le rideau ne tombe.
   Finalement, je crois que ma seule déception tient au fait qu'en tant que cinéaste, j'aurais aimé filmer l'événement. Mais bon, comme il ne restera personne pour voir le film…