mardi 12 avril 2011

Le dernier rempart

     Claude Cottes était le Conservateur de La Grande Bibliothèque. Cela faisait bientôt trente ans qu’il occupait ce poste, plus haute distinction à laquelle on pouvait prétendre dans la Cité.
La Grande Bibliothèque était l’ouvrage le plus ambitieux jamais réalisé par la main de l'Homme. c'était une tour immense, toute de granit noir, de métal et de verre, touchant presque les cieux, érigée au centre de la capitale. Elle contenait un exemplaire de chaque ouvrage écrit par l'humanité depuis trente siècles. Au coeur de ce sanctuaire unique, un seul homme, le Grand Archiviste. Claude avait rêvé de ce poste toute sa vie et vers sa cinquantième année, il avait été désigné.
Dans son bureau, à plusieurs centaines de mètres du sol, l’Archiviste Cottes regardait par une fenêtre les panaches de fumée noire s'élevant haut dans le ciel. Sa Cité brûlait à ses pieds. Ils étaient là, ceux qui les jugeaient impies, lui et les siens. Ils avaient investi la ville quelques jours auparavant. Le pillage et la destruction avaient déjà commencé. C’était pour lui qu’ils étaient venus, pour mettre un terme définitif à cette entreprise qu’ils considéraient comme une insulte à leur croyance. Il savait qu'il se passerait un certain temps avant qu'ils ne réussissent à pénétrer dans son sanctuaire, quelques jours, peut-être une semaine. Tout serait bientôt terminé. Ce qu’ils jugeaient impur et dégénéré était sur le point d'être détruit et tout ce en quoi lui et les siens avaient cru allait se perdre à jamais. Leur monde, leur civilisation allaient tout simplement disparaître.
L’Archiviste Cottes laissa la fenêtre et se dirigea vers une salle d’eau qui jouxtait son bureau. Le marbre noir et l’ardoise de la vasque étaient immaculés. Il actionna le robinet et baigna son  visage d’eau froide. Ses cheveux blancs étaient hirsutes et la barbe qu’il avait toujours laissé pousser, la pensant digne de son rang et de son statut, lui apparaissait aujourd’hui trop longue. Son visage, marqué par le poids des ans lui semblait encore plus creusé qu’à l’accoutumé. Pour la première fois depuis quelques jours, il se dit que peut-être ce ne serait pas les assaillants qui lui ôteraient la vie. La pensée d’échapper à une quelconque mascarade de procès le réconfortait. S’il devait mourir, qu’il meure au moins sans humiliation.
Peut-être parmi eux s’en trouverait-il un moins endoctriné que les autres, peut-être celui-là pourrait-il ramasser quelque ouvrage et le dissimuler aux yeux de ces fous et, alors, tout ne serait pas perdu ! Claude arrêta là sa rêverie et coupa court à ce vain espoir. Il savait ce qu’ils faisaient subir à ceux qui osaient contredire leurs préceptes.
L’Archiviste Cottes quitta son bureau et prit l’ascenseur pour se rendre à l’entrée de la Bibliothèque, à la base de la tour. L’entrée, à l’image de l’ensemble était monumentale ; enterrée, les rayons du soleil ne l'atteignaient jamais. Elle était éclairée par une lumière artificielle blanche qui relevait les contrastes du marbre blanc et du granite noir. Douze portes de pierre et d'acier, en enfilade, séparaient ce sanctuaire du monde extérieur. Tout n'était encore que silence ce qui signifiait qu’au moins la moitié d’entre elles étaient encore debout, fidèles gardiennes qui se sacrifiaient pour cet endroit sur lequel la fureur et la destruction allaient bientôt se déchaîner. Avec un soupir, Cottes rebroussa chemin. Malgré son âge et ses longues années de réflexion, l’idée de sa mort inéluctable était loin de le réjouir, mais par-dessus tout, la peine qui le tourmentait, qui rongeait son âme était la destruction totale de ce lieu et de son contenu. Quel gâchis ! Tout allait être à recommencer, sans aucun repères. L’humanité, si on pouvait encore la qualifier ainsi, aurait à jamais perdu tout l’art, toute la sagesse, toute la poésie, toute la beauté qu’elle avait créé depuis l'invention du langage, tout ce qui la séparait de l'animal. L’humanité allait connaître des heures sombres.
L’ascenseur le conduisit au centre névralgique de la Grande Bibliothèque. De là, on pouvait accéder aux différentes ailes regroupant chacune une branche du savoir humain. Une rosace de marbre blanc et d'or marquait le centre de la pièce, chaque pointe de celle-ci marquant la direction d’une section qui se développait ensuite en étages jusqu'à la cime de l'édifice. La pièce n’avait pas de plafond, plusieurs centaines de mètres au-dessus de lui, une verrière permettait de voir le ciel et tous les jours à midi, le soleil transformait la rosace de marbre en un disque de feu.
Il avait pris sa résolution, il attendrait la fin ici, au coeur du sanctuaire, entouré de ces livres qu’il vénérait, ces ouvrages sur lesquelles toute sa civilisation reposait. Il fit quelques pas au milieu des rayons et s'arrêta au hasard devant un ouvrage. Il s'agissait d'un gros volume, l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. Il le prit et revint s’installer près de la rosace encore chaude du soleil de midi. Il ouvrit l'ouvrit et commença à en lire l'introduction. Le hasard avait bien fait les choses. Quel meilleur ouvrage pour illustrer ce que lui et les siens avaient voulu tenter ici même. Une entreprise grandiose, celle de réunir toute les lumières du monde en un seul point, en libre accès et pour le bien de tous. Son regard se couvrit d'un voile sombre. Tous leurs efforts allaient être réduit à néant. Les gardiens chargés de défendre la cité avaient failli, ils avaient péri sous les assauts de l’ennemi en plus grand nombre, ne pouvant résister à leur volonté de fer ;  fanatiques, convaincus qu'ils étaient de réparer une injustice dans l'ordre du monde en commettant la pire qu'il soit.
Il décida de changer de passage et ouvrit l’ouvrage aux trois quarts. L’Archiviste Cottes resta interdit. La page était entièrement blanche. Il poursuivit pour s'ôter le doute. Les deux cents dernières pages étaient blanches. Il ne comprenait pas. Ceci était absolument impossible, tous les ouvrages étaient consultés régulièrement. Lui-même se souvenait l'avoir déjà eu entre les mains ; une semaine encore auparavant, rien ne manquait. Il examina le papier de plus près avec une loupe qu’il gardait toujours sur lui. L’encre ne s’était pas effacée, c’était simplement comme s’il n’y en avait jamais eu. Le papier n’était même pas marqué de l’empreinte d’une impression, il était lisse, uniforme, de même aspect et également vieilli sur les pages vierges et sur celles imprimées.
Intrigué, l’Archiviste suivit une des pointes de la rosace et une fois arrivé au bon étage devant le rayon exact, il prit un volume des oeuvres complètes d’Oscar Wilde. La couverture familière et l'odeur de l'ancien, du précieux le rassurèrent d'abord, mais il ne put s'empêcher de lâcher l'objet. Dorian Gray n’avait pas encore découvert la transformation de son portrait que le texte s'arrêtait net, inachevé.
Pris d’un élan de panique, il se dirigea ver les autres ailes de l’édifice, s'emparant frénétiquement de tous les ouvrages qui lui tombaient sous la main. Partout, le même constat absurde s'imposait à lui. Il abandonnait chaque livre pour se saisir du suivant mais le résultat se répétait, toujours identique : dans chaque ouvrage sur lequel il posait la main, la fin manquait. Il en ramena quelques-uns au coeur de la tour qu’il étala sur le marbre lisse. Les dictionnaires s’arrêtaient désormais tous à la lettre "m" ; de l’intégralité des poésies de Rimbaud, la dernière intacte était "sensation" ; même la monumentale histoire de l'Europe s’arrêtait désormais au quinzième siècle.
Interdit, il laissa son tas de livres au bord de la rosace et s’assit parmi eux, à même le sol. Ses livres si précieux ! Il prit de nouveau le recueil de poésie qu’il avait apporté dans sa frénésie. Il l'ouvrit et regarda dans les premières pages, cette vieille photographie d'Arthur Rimbaud enfant, et, un instant, il s’attendrit. Cette simple image lui permit de s’échapper et de se croire ailleurs, quelque part où il n’y aurait pas tout ce gâchis. Il ouvrit le volume, désirant ardemment s’enfuir en lisant le dernier poème de l'ouvrage amputé, "sensation", épargné de manière aussi absurde et arbitraire que les poèmes suivants avaient disparu. L’Archiviste ne put retenir un cri. Il ne restait plus que la première strophe. Il connaissait cette poésie par coeur. Il en était sûr ! La deuxième strophe avait disparu alors qu’elle y était encore un quart d’heure plus tôt. Cottes blêmit. Il attrapa le répertoire des ouvrages d’histoire : il s’arrêtait désormais au treizième siècle. Cela signifiait que le phénomène était actif, en cours. Les livres s'effaçaient peu à peu. À chaque instant, des mots disparaissaient. Mais comment cela était-ce possible ?
Il voulut s'en convaincre définitivement et arpenta les étages, les défilés de rayons de l'édifice immense. Partout le même spectacle incompréhensible, peu importe l'ouvrage saisi, le constat était le même, il en manquait toujours plus.
Plus le temps passait et plus les livres s’effaçaient. Cottes fut pris d’une crise de rire incontrôlable. Il pleurait de rage, tout ces efforts, toutes ces années de travail, toute la connaissance accumulée, cette source de lumière pour l’humanité s’effaçait au rythme des minutes qui s’égrenaient. Il rit enfin car il comprit que ses adversaires ne gagneraient pas non plus. Si lui devait perdre, eux aussi perdraient. Seul le temps, effaçant tout, sortirait vainqueur de cette bataille.
Dans un sursaut de résistance ultime, Cottes saborda l’ascenseur. Cela aurait au moins le mérite de les ralentir encore davantage. Il s’enferma dans la pièce centrale. Allongé à même le sol en compagnie de ses livres préférés, tel Sardanapale, il voulait les regarder s’effacer dans un élan autodestructeur en attendant que tout soit terminé. Amer, il songeait. Quelle que soit l’énergie, la force et la détermination que les hommes puissent mettre à faire ou à défaire leurs empires, à façonner leur monde, au final, rien ne sera épargné et il ne restera que poussières. Sa vanité lui apparut dans toute son immensité, vieillard fou et seul qui contemplait sa propre fin.
Les assaillants pénétrèrent enfin dans la Bibliothèque après une semaine d'efforts continus. Une à une les douze portes de pierres et d’acier avaient cédé devant leur détermination. La conviction de faire ce qui est juste les rendaient inébranlables. Ils avaient décidé de procéder avec ordre et de se saisir rapidement du maître des lieux. Ils investirent l’édifice qui leur paraissait encore plus étrange de l’intérieur qu’il ne l’était déjà de l’extérieur. Le sabotage de l’ascenseur les contraignit à fouiller méthodiquement les premiers étages mais ceux-ci n’étaient composés que de rayonnages immenses à perte de vue. Ils arrivèrent finalement à la salle de consultation et poursuivirent jusqu’au coeur de la Bibliothèque. Là, au milieu d’une centaine de livres aux pages toutes blanches gisait le corps sans vie d’un vieillard, il semblait les narguer, son visage crispé dans un rictus hideux. Après avoir passé des jours à fouiller l’intégralité de l’édifice, les assaillants ne trouvèrent que des livres vierges, sans caractères ni illustrations ; de la couverture jusqu’à la dernière page ce n’étaient que des milliards de pages blanches.