vendredi 11 février 2011

Le dernier mot (1/3)

Le dernier mot


   Quelle ne fut pas mon affliction, lorsqu'après de longues années d'absence, j'appris que mon Maître et ami depuis trente ans, le sage Eusebio, vivait ses derniers instants. Déclaré relaps, il attendait que les autorités civiles exécutent la sentence du bucher.
   Congé m'ayant été donné de mon ambassade auprès du Doge de Gênes, j'étais revenu auprès des miens pour une trop courte visite. Je profitais de quelques mois de répit avant ma nouvelle affectation pour retrouver ma famille et la terre de mes ancêtres non loin de la vallée du Douro.
   Ma joie fut grande de retrouver ma mère, que je voyais alors, sans le savoir, pour la dernière fois ainsi que mon frère, Le Comte Ferdinando qui avait hérité du titre à la mort de mon père.
   Ce sont eux qui m'apprirent la tragique nouvelle et la fin annoncée de mon ancien précepteur. Eusebio avait toujours été un sage parmi les sages. Les mathématiques, l'astronomie, la philosophie, les écrits anciens, la langue des latins et celles des grecs, aucun domaine n'échappait à sa curiosité et à son étude. Il avait été chargé de mon éducation par mon père et, malgré mes voyages nombreux, j'avais toujours tenté de conserver une correspondance régulière avec lui.
   Être lunaire, Eusebio était toujours plongé dans d'insondables pensées dont on avait toujours quelque mal à le faire sortir, trait qui ne manquait pas de le faire passer, auprès de la majorité, au mieux pour un excentrique et au pire, pour un illuminé un peu bouffon. Mais ceci s'expliquait seulement parce que nombre de gens ne pouvaient même pas concevoir les hautes sphères dans lesquelles il évoluait.
   De ce fait venait qu'il ne jouissait pas d'une image aussi positive que sa sagesse et son érudition auraient du lui apporter et ce, même auprès d'une partie de la noblesse.
   Je n'avais pu recevoir ses derniers écrits, mais à ce que me raconta mon frère, il avait dans son ultime ouvrage pris la défense et reprit à son compte les idées d'un italien nommé Galilée qui, à ce que mon frère m'expliqua, reprenait lui-même les thèses d'un certain Copernic, affirmant que la terre au lieu d'être immobile, tournait, en même temps que les autres planètes, autour du soleil qui lui, était fixe. Eusebio n'avait pas été prudent et il avait attiré l'attention de l'Inquisition qui l'avait poursuivi. Mais selon mon frère, la cause de son malheur résidait principalement dans l'inimitié puissante que lui vouait le Prince depuis fort longtemps. En effet, les divagations de notre cher Eusebio n'aurait pas dû lui attirer tant de malheur si le Prince n'avait pas quelque peu forcé le zèle de l'Inquisiteur. Mon maître était la personne la plus cultivée de la principauté, la plus érudite, la plus habile à disserter, mais il n'était pas non plus le plus humble parmi les sujets. Le Prince était un vieil homme rude et étroit d'esprit qui n'avait jamais masqué son antipathie pour Eusebio.
   Mon frère avait tout fait pour calmer l'ire de notre seigneur et pour éviter le pire au sage, mais ni les arguments ni les titres de notre maison ne purent l'émouvoir.
   Il me raconta le déroulement de l'enquête, l'entêtement prévisible, mais mortel du savant. Sûr de son savoir, lui pour qui le langage mathématique était plus clair que celui des mots, il avait eut longtemps l'espoir déraisonnable de prouver qu'il avait raison. In extremis, convaincu par sa famille et ses proches éplorés, il avait finalement accepté de s'incliner et avait apposer sa signature sous le texte suivant :
   "Moi, Eusebio, fils de feu Antonio Balzano de Padoue, âgé de soixante cinq ans, ici traduit pour y être jugé, agenouillé devant les très éminents et révérés cardinaux inquisiteurs généraux contre toute hérésie dans la chrétienté, ayant devant les yeux et touchant de ma main les Saints Évangiles, jure que j'ai toujours tenu pour vrai, et tiens encore pour vrai, et avec l'aide de Dieu tiendrai pour vrai dans le futur, tout ce que la Sainte Église Catholique et Apostolique affirme, présente et enseigne. Cependant, alors que j'avais été condamné par injonction du Saint Office d'abandonner complètement la croyance fausse que le Soleil est au centre du monde et ne se déplace pas, et que la Terre n'est pas au centre du monde et se déplace, et de ne pas défendre ni enseigner cette doctrine erronée de quelque manière que ce soit, par oral ou par écrit; et après avoir été averti que cette doctrine n'est pas conforme à ce que disent les Saintes Écritures, j'ai écrit et enseigné autour de moi, auprès de jeunes âmes vertueuses cette doctrine condamnée et l'ai présentée par des arguments très pressants, sans la réfuter en aucune manière ; ce pour quoi j'ai été tenu pour hautement suspect d'hérésie, pour avoir professé et cru que le Soleil est le centre du monde, et est sans mouvement, et que la Terre n'est pas le centre, et se meut."
   Tout ceci se serait bien terminé si les choses en étaient resté là. Seulement, quelques semaines plus tard, alors qu'Eusebio se rendait au palais, le cruel Prince, qui connaissait son tempérament, le provoqua. Le sage perdit son sang froid et devant toute la suite du Prince, il affirma dans une colère noire, que c'était lui qui avait raison. Le parjure irréparable avait été commis.
   Avec tout le respect du à mon maître, au final, quelle importance cela pouvait avoir pour nous, qui tourne autour de qui ?
   Le prince, trop content, fit de nouveau convoquer l'inquisiteur et le pauvre Eusebio fut déclaré relaps. Plus rien ne pouvait être tenté pour le sauver et mon frère et moi buttions face à quelque chose contre qui nul ne pouvait lutter.
   Mon cher maître allait mourir et je décidais d'aller voir sa famille imaginant sans peine leur détresse, avant de demander à visiter sa geôle.
   Je retrouvais son épouse, Margherita et sa fille ainée dans la modeste maison qu'ils avaient toujours occupé. La pauvre femme était plongée dans l'abattement. Depuis deux mois que son mari était emprisonné, c'est à peine si celui-ci avait accepté de la voir. Famille, amis, proches, tous se retrouvaient expédiés par le sage qui ne consentait à voir les gens que quelques minutes à peine, lorsqu'il ne refusait pas carrément de les recevoir. Elles étaient toutes deux au comble de la tristesse et de l'incompréhension devant cette sécheresse qu'elles ne parvenaient pas à s'expliquer.
   J'étais moi-même pour le moins troublé par cette nouvelle, mais je me fendis d'un discours pour les rassurer, arguant que c'était sûrement la dignité qui expliquait son attitude, qu'un homme qui allait être emporté pouvait agir de cette façon car il ne voulait pas que ceux qu'il aime le voit réduit à l'état de condamné.
   Je pris congé de ces deux saintes femmes en leur assurant que je ferai tout mon possible pour infléchir le sage et je me dirigeais alors vers les geôles du Prince, où le pauvre homme croupissait.


...

jeudi 10 février 2011

Le dernier mot (2/3)

...


    Là, je fus saisi d'un élan de pitié à la vue de mon maître vieilli, les cheveux et la barbe hirsutes, prostré dans cette cage immonde recouverte de paille moisie. Volant encore parmi les anges de la pensée, il ne me remarqua pas tout de suite. Dès que son regard se posa sur moi, je rompis le silence :
    - Eusebio ! Mon cher Maître ! Dans quel état je vous trouve réduit ?
   - Hernando ! Comme c'est gentil à toi d'être venu me voir. Son premier sourire s'évanouit bien vite dans un froncement de sourcils. Je suis désolé, mais je n'ai pas de temps à t'accorder.
    J'étais ému.
    - Je sais, mon cher Eusebio. Quel malheur ! Le bûcher est prévu pour dans deux semaines.
  - Non, ce n'est pas ce que je veux dire. Tu dois partir. Je ne peux recevoir personne, je suis extrêmement occupé, je ne peux pas te recevoir. Sois gentil, vas t'en !
    - Mais Maître...
    - Hernando, tu as toujours été mon plus brillant disciple, crois-moi, ce que j'ai à accomplir est bien trop important, tu dois me laisser, je n'ai que trop peu de temps. Pars maintenant.
    Sa détermination me sembla alors si forte que je ne pus que m'exécuter.
  Je retournais voir Donna Margherita pour lui faire part de l'accueil que j'avais reçu, mais je lui promettais d'y retourner pour ne pas laisser seul dans ses derniers jours celui que j'admirais tant et qui avait été le responsable de la formation de mon esprit.
    Je décidais le lendemain d'y retourner accompagné de mon frère et de quelques uns de ses soutiens les plus indéfectibles et plus proches amis.
    Je le trouvais exactement comme la veille.
    - Maître Eusebio, tous vos amis, tous vos soutiens, tous ceux qui vous aiment sont là avec moi pour vous montrer leur affection et passer un lumineux moment en votre compagnie.
    La vue de ses visages amicaux ne suffit pourtant pas à l'émouvoir. Il ne daigna pas même se lever de sa litière moisie.
    - Laissez moi ! Je ne veux voir personne ! J'ai à faire ! Laissez moi tranquille !
   Nous ne pûmes pas même nous présenter devant lui. Malgré toutes nos suppliques, il perdit patience, se mit à crier et nous congédia sans le moindre ménagement. Affligés, nous ne pûmes que battre en retraite.
   Certains en vinrent à douter de sa santé mentale, mais je les fis vite taire. Auprès des ignares, un tel génie pouvait apparaître fou, mais je savais qu'une raison impérieuse devait le pousser à agir ainsi. J'étais déterminé par la persuasion ou par la compassion à faire céder le blocus que nous opposait mon maître.
    Je décidais de revenir le lendemain accompagné de Donna Margherita et de leur fille.
    - Maître Eusebio...
    - Encore toi Hernando ! Mais que me veux-tu à la fin ?
   - Maître, je suis ici avec votre épouse et votre fille qui vous supplient de les recevoir, de les laisser vous embrasser avant qu'il ne soit trop tard.
    Elles parurent derrière moi.
    - Ma femme, ma fille, vous savez bien que je vous aime, mais je n'ai pas de temps à vous accorder.
Donna Margherita explosa.
    - Eusebio ! Mais tu es devenu fou ! Pourquoi nous rejettes-tu nous qui sommes ta famille, qui t'aimons !
    L'agacement d'Eusebio se calma et il prit le même air professoral qu'il avait lorsqu'il m'enseignait à grand peine le grec ancien.
    - Ma chère Margherita, ma chère enfant. C'est trop tard. Je vais mourir, vous devez l'accepter. Avant de partir, j'ai quelque chose à faire de très important qui ne doit souffrir aucun contretemps.
    - Mais qu'est ce qui est plus important que ta famille, que ceux qui t'aiment ?
    Eusebio perdit de nouveau son calme.
    - Bah ! Tu ne pourrais pas comprendre ! Allez vous-en ! Laissez-moi et ne revenez pas. Ne pleurez pas, je vous reverrai le dernier jour, lorsqu'on me conduira au supplice.
    A partir de ce moment, il nous tourna carrément le dos. Sa pauvre fille n'avait cessé de pleurer tout le long de ce court entretien. Je reconduisis la mère et la jeune femme à leur demeure.
   Le lendemain, je passais la journée chez mon frère, tourmenté par toute cette affaire. J'avais beau réfléchir, je ne parvenais pas à comprendre. Pourquoi cette lumière de notre temps gâchait-il les derniers jours de sa vie dans l'isolement alors qu'il pouvait en profiter pour avoir auprès de lui ceux qui l'aimaient, pour se réconcilier avec ceux qui s'étaient éloignés, que savais-je encore, pour vivre tout simplement, tant qu'il était encore temps ? Qu'on puisse ainsi rejeter tout ce qui pouvait encore adoucir sa peine dans un tel moment dépassait mon entendement.
    Un ami de mon frère, le duc de Nunes était de passage chez lui. La discussion vint naturellement sur le cas du sage. Leur avis était qu'Eusebio déraisonnait complètement. Il n'y avait rien qui pouvait justifier un comportement si excentrique, même et peut-être surtout, à l'aube de sa mort. Comment pouvait-on préférer rester seul dans une geôle puante, plutôt que d'être entouré de ses amis et de ses proches ? Notre nom signifiait encore quelque chose, nous aurions pu intercéder pour qu'il soit mieux traité, mais lui-même aurait rejeté toute initiative.
    Pour ma part, je ne pouvais me résoudre à traiter mon maître de déraisonnable, lui qui avait toujours été le chantre de la raison. Je ne pouvais non plus rester dans une telle incompréhension. Malgré ses demandes pressantes, craignant sa réaction, je me résolus tout de même à l'aller trouver de nouveau.


...

mercredi 9 février 2011

Le dernier mot (3/3)

...


   Je le retrouvais à la même place, impassible, semblant être plongé en pleine méditation.
   - Maître, pardonnez moi de vous importuner encore...
   - Hernando, mais que veux-tu à la fin ?
   Je tentais de le radoucir.
  - Maître, vous avez été mon guide, mon formateur, je vous admire tellement. Vous allez mourir dans peu de temps. Je ne peux accepter de vous laisser partir sans comprendre.
   Il soupira et m'adressa un regard plein de bonté.
   - Cher Hernando. Je sais que je dois mourir, c'est ainsi et je n'ai pas peur. Je ne peux qu'être honnête avec moi même et je mourrai en martyr de la vérité face à l'aveuglement et à la bêtise. Vois-tu, j'ai encore quelque chose à faire.
  - Mais mon maître, ce sont vos derniers instants. Pourquoi n'en profitez-vous pas pour les passer entouré, choyé, à jouir de la présence de ceux qui vous aiment et que vous aimer ?
   - Je n'ai pas le temps. Il me reste quelque chose à faire d'extrêmement important. Avec toi, mon plus brillant élève, je peux certainement prendre quelques instants pour m'en entretenir.
   Je vais mourir. Je n'ai pas peur, mais je pars avec quelques regrets. J'ai passé tant de temps à chercher du sens, à essayer de comprendre, à penser à Dieu, j'ai lu tous les philosophes qui m'ont précédé dans l'histoire des siècles et je ne veux pas que tout ce travail, toutes ces années sacrifiées à l'étude et à l'érudition ait été employées en vain. Je suis arrivé pour ainsi dire au temps des conclusions, comme mes prédécesseurs, je suis sur le point de tirer l'essence de toute ma pensée car l'important au final, c'est la transmission. Je veux qu'après ma mort, les générations futures puissent profiter du philtre de ma pensée. Pourquoi se souvient-on de tous ces admirables penseurs ? Parce qu'ils ont laissé une trace. Vois-tu Hernando, moi aussi je veux laisser une trace !
   - Mais, mon Maître, vos ouvrages parlent déjà pour vous...
  - Peccadilles que tout cela ! Non, ma plus grande œuvre, je dois le dire, je n'ai pas encore eu le temps de la réaliser. Le Prince, qui m'a toujours jalousé au fond de lui ne m'autorise pas même un morceau de papier et le garde me surveille constamment.
   - Je pourrais peut-être intercéder...
  - Non ! Ce n'est pas la peine. J'ai suffisamment pensé, je suis, vois-tu, comme le sculpteur qui taille le bloc de marbre, retirant tout le superflu pour qu'il ne reste que l'essence. La trace, le souvenir impérissable que je vais laisser au monde, je suis en train de la façonner ici même ! Elle tiendra en une seule phrase. Ce sera la dernière, mais grâce à elle, les siècles se souviendront de Eusebio Balzano de Padoue ! J'ai presque terminé, je suis sur la bonne voie, mais je dois encore beaucoup me concentrer. C'est pourquoi je n'ai pas le temps de te recevoir plus longtemps.
   - Mais mon Maître, je viens à peine...
   - Baste ! Toi au moins, j'ai cru que tu comprendrais...
   Je me soumis, de peur qu'il ne close notre entretien encore plus rapidement.
   - Je ferai selon vos désirs cher maître.
  - Tu as toujours été un bon garçon Hernando. Vois-tu, cette phrase sera ma vengeance ! Hé ! Hé ! Du haut du bucher, alors que les premières flammes me lècheront les jambes, je la cracherai comme une flèche qui transpercera le Prince et alors, il sentira, il comprendra, comme il a eu tort. Cette phrase sera mon héritage, le fruit de ma pensée et ma réhabilitation. Je veux que toi, Hernando, tu sois présent pour la recueillir. Tu seras l'exécuteur, le dépositaire de ma dernière volonté.
   L'idée d'assister à la mise à mort de mon maître et ami me révulsait au plus haut point, mais je ne pouvais qu'accepter et soulager ainsi sa peine.
   - Je serai là, cher maître. Vous ne partirez pas sans avoir pu laisser votre héritage.
   - Je te remercie cher Hernando. Je suis soulagé. Maintenant laisse moi, j'ai encore beaucoup à faire.
  Eusebio retourna s'asseoir dans la paille moisie et son regard se porta de nouveau au loin, vers les sphères où il règne, inconnues aux esprits moins élevés que le sien.
   Je m'en retournais voir mon frère, pensant encore à ce saint homme que j'admirais tant, me promettant de le retourner voir afin de tenter d'infléchir sa détermination pour que ses proches puissent dignement lui dire adieu.
   Malgré cela, et jusqu'au bout, il se montra inflexible. Il refusait de voir quiconque afin de se consacrer pleinement au dernier sacerdoce qu'il s'était confié.
   Le temps passait et le jour fatidique devint imminent. La veille, il consentit tout de même à me recevoir.
Je le vis peu de temps, mais un grand soulagement apparaissait sur son visage, la joie illuminait ses traits.
   - Hernando, j'ai trouvé. Je l'ai.
   - C'est magnifique Maître, vous avez atteint votre but. Je me rapprochais de lui. 
   Je vous écoute, Maître, allez-y.
  - Ah non, non, Hernando, c'est trop tôt. Il se peut que la nuit me fasse opérer quelque ultime modification. Tu la découvriras en même temps que tout le monde. Maintenant, tout est prêt. J'ai hâte de voir l'effet qu'elle produira sur ce maudit Prince.  Il faut partir. Adieu, mon disciple.
   A travers les barreaux, je serrai longuement sa main.
   Je dormis, cette nuit-là, d'un mauvais sommeil. 
  Mon frère m'accompagna jusqu'à la place où le supplice devait avoir lieu. Le condamné, les membres entravés par des chaînes, fut conduit à pieds de sa geôle au lieu de l'exécution. Le bucher avait été dressé là, à l'avance. Avant d'être installé, il serra une dernière fois dans ses bras sa femme et sa fille qui furent ensuite conduites au loin. La populace était là, le Prince, trônait sur une estrade à l'autre bout de la place et mon frère et moi nous tenions au premier rang, en face du bucher.
   On lia le pauvre Eusebio au poteau qui dépassait du tas de fagots imbibés de poix. Il était impassible. L'inquisiteur lut la sentence puis s'en alla rejoindre le Prince. Le bourreau prit la torche et la jeta aux pieds d'Eusebio avant de se mettre lui aussi à l'écart. Mon sang était glacé.
   Le feu prit rapidement. La fumée était importante. Je vis mon maître faire de gros efforts pour parler. Ses lèvres se murent. Je reconnus son timbre profond. Sa voix se mêlait au crépitement du bois. Bientôt, la fumée le recouvrit complètement. Je l'entendis crier, un hurlement horrible. La fumée se dissipa quelque peu, comme chassée par les hautes flammes. Je distinguais encore son corps dans la fournaise. Le spectacle était atroce. Pas un murmure n'agitait la foule. Puis tout fut terminé. Encore bouleversé par cette vision d'horreur, je me tournai vers mon frère. Il était pâle, autant que je devais l'être. J'allais voir ensuite le bourreau et tous les témoins de la scène qui étaient aussi proches que nous l'étions de mon maître.
   Tous étaient formels, ils n'avaient rien compris aux mots découpés qui s'étaient échappés du crépitement des flammes. Absolument personne n'avait entendu la phrase qu'il avait essayé de nous transmettre.